au Carré des Feuillants avec Etienne de Montillemercredi, 10 septembre 2008

Bipin Desai continue de promener ses amis californiens de grande table en grande table. Nous nous retrouvons au restaurant Le Carré des Feuillants pour un déjeuner dont l’invité d’honneur est Etienne de Montille, dirigeant du domaine éponyme. Nous nous rendons dans la salle de réunion du sous-sol du restaurant où un champagne Femme de Duval-Leroy 1995 est très avenant. Il est pur, élégant, frais en bouche, peu dosé et se boit bien. On nous propose à profusion des petits millefeuilles de saumon et pistache, des pommes de terre au raifort et à la poutargue, et de succulents tempuras de gambas et estragon. On succombe à ces tempuras.

Nous passons à table et voici le menu composé par Alain Dutournier : salades de tomates et piments de mon jardin / huîtres, caviar d’Aquitaine, tartare d’algues, écume crémeuse / tronçon de saint-pierre ficelé de pomme de terre, copeaux de poutargue / gratin de queues d’écrevisse aux premiers cèpes / cailles des prés truffée flanquée de foie gras / fromages affinés du sud Adour – Perdigailh (brebis) et Pomarez (vache) / macaron aux fraises des bois, rose et litchi / café, mignardises et chocolat.

Le Domaine de Chevalier Graves blanc 2003 a un nez incroyablement puissant. Il évoque le citron mais aussi la peau d’orange confite. Sa couleur est jaune clair. Par opposition, le Château Haut-Brion Graves blanc 1990 a une couleur de miel assez clair. Le nez est plus civilisé, de grande race. Le Château Laville Haut-Brion Graves blanc 1985 est plus clair que le Haut-Brion, pourtant plus jeune, et son parfum est très chaleureux. Son nez est fantastique. En bouche, le 2003 a un goût très pur, gras, de noix pilée. Le Haut-Brion est confortable et évoque l’amande grillée et le beurre. Il est épais en bouche et de grande longueur. Le Laville est plus fluide, moins ample que le 1990, mais d’une plus grande subtilité. Le Domaine de Chevalier impressionne par sa puissance joyeuse. Il est très bon. Classique, il a un final très coloré. Il est à mon avis ce qu’un Graves blanc de cet âge doit être. Le Haut-Brion 1990 n’est manifestement pas ce qu’il pourrait être, trop assagi, même si c’est un grand vin. Très brillant sur l’huître, il est complexe, et je l’apprécie mieux quand le plat à la tomate est parti. C’est le Laville qui ramasse la mise, nettement plus subtil et gentiment parfumé, vin brillant.

Les couleurs du Criots Bâtard Montrachet Fontaine-Gagnard 2004 et du Bâtard Montrachet Fontaine-Gagnard 2004 sont d’un jaune citron brillant. Le Bâtard Montrachet Gagnard-Delagrange 2002 est d’un jaune doré. Le nez du Criots est puissant et un peu glycériné. Le nez du Bâtard 2004 est encore plus puissant et racé, d’un plus bel équilibre. Le nez du Bâtard 2002 est plus discret, parfumé, alcoolique, avec de herbes à foison comme en donne une Chartreuse. L’odeur la plus élégante émane du Bâtard 2004.

A la dégustation, le Criots est chaleureux, confortable, de beurre et de poivre. Il est très expressif. Le Bâtard 2004 est moins structuré en bouche. Il n’a pas encore atteint un point d’équilibre. Le Bâtard 2002 a une attaque très élégante et malgré une légère amertume, je le trouve très subtil. A ce stade, je préfère le Criots 2004. Le saint-pierre est un peu salé mais très goûteux. C’est un plat que j’adore. Le Criots 2004 se révèle le plus brillant sur ce poisson, d’un équilibre complet, avec un final qui trompette. Le Bâtard 2004 est trop envahissant et le 2002 joue piano. Le poireau qui accompagne l’écrevisse est tout simplement génial.

A notre table où se trouve Bipin Desai, une aimable querelle prend de l’ampleur, car Bipin, seul contre tous, préfère le Bâtard Montrachet 2004, au motif qu’il sera un jour le plus grand. Nous lui opposons que nous jugeons le vin tel qu’il se présente et non tel qu’il pourrait être. Ce n’est pas la première fois que de telles disputes surgissent, qui justifient à mauvais compte des infanticides, quand on boit des vins non encore assemblés en imaginant un plaisir qu’ils pourraient donner mais ne donnent pas encore. Nous étions plus que majoritaires contre Bipin qui ne changea pas d’avis.

Nous en venons maintenant aux vins d’Etienne de Montille, présent à notre table, et le menu indique ses vins dans un ordre qui n’est pas celui du service. Et je m’amuse à constater que mon attention est attirée par l’écart entre ce que je bois et l’année que je lis, sans que je ne me révolte. Je me dis : « tiens », et non pas « ce n’est pas possible ».

Le nez du Volnay 1er Cru « Les Taillepieds » de Montille en magnum 1995 est très frais, âpre. Celui du Pommard 1er Cru « Les Pézerolles » de Montille en magnum 1978 est plus formé, très bourguignon. J’adore le goût de ce vin délicieusement bourguignon, c’est-à-dire canaille. Avec la caille, d’un bel équilibre, les deux vins s’accordent merveilleusement. Ils sont très opposés, le 1995 ayant encore la fougue de la jeunesse, quand le 1978 est plus recentré sur une approche synthétique et simplifiée de la Bourgogne.

Le Volnay 1er Cru « Les Mitans » de Montille en magnum 2003 a un nez un peu fermé. Sa couleur est belle très pure, d’un beau rubis. En bouche le vin est pur, râpeux, astringent, élégant. Sur le fromage doux et discret, c’est un vin que j’adore. Le 1978 n’a pas du tout le caractère féminin du pommard, il est plus interlope.

Comme souvent lorsque je viens dans ce prestigieux restaurant, je constate les deux tendances qu’explore Alain Dutournier qui vient nous saluer avec un large sourire. Il y a un plat comme la caille qui représente l’excellence de la cuisine bourgeoise. Et il y a les plats en trois parties, ce chiffre trois représentant une constance dans la cuisine d’Alain, qui, comme huîtres, caviar d’Aquitaine, tartare d’algues, écume crémeuse, représentent une forme plus intellectuelle de la cuisine que la tendance spontanément sud-ouest du talent de ce grand chef.

L’avant-dessert au chocolat, thé et rhum est un exercice de style qui se veut un clin d’œil à la cuisine moléculaire. Le Château Guiraud Sauternes 1983, pur, beau, équilibré, élégant et bien dosé vibre avec émotion sur le litchi. La rose et la fraise sont merveilleuses.

L’amitié d’Etienne de Montille et de grands vins sur une cuisine parfaite ont fait de ce déjeuner un grand moment.