un livre « Le marché de l’excellence » donne à mon expérience une dimension dynastique (?)samedi, 9 mai 2009

Madame Marie-France Garcia-Parpet est l’auteur d’un livre : « Le marché de l’excellence » au sous-titre : « les grands crus à l’épreuve de la mondialisation », publié aux éditions du Seuil.

Dans ce livre cette chercheuse à l’INRA étudie la compétition dans laquelle est engagé le vin français en choisissant une approche sociologique, voire ethnologique.

Dans une première partie où elle analyse le produit sous l’angle de l’excellence, elle tend à faire apparaître à quel point les castes privilégiées tendent à perpétuer leurs positions dominantes historiques en faisant appel à la protection des pouvoirs publics. Le conservatisme des anciens acteurs est opposé aux forces nouvelles des intervenants de la compétition mondiale.

A ma grande surprise j’ai pu lire que je suis cité de nombreuses fois et que l’on donne à mon expérience une dimension dynastique qui n’a jamais existé.

Flatté d’être mentionné, je n’ai aucune envie de lancer une polémique. Mais étonné qu’une chercheuse à la déontologie garantie par son appartenance à l’INRA n’ait pas éprouvé le besoin de me contacter, j’ai rédigé un projet de lettre à lui adresser.

C’est un projet, car il me semble utile de « mûrir » ce courrier. C’est aussi une occasion de faire découvrir à mes lecteurs un peu plus que ce qui figure dans mon livre « carnets d’un collectionneur de vins anciens ». Les avis et commentaires seront les bienvenus.

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Lettre à Madame Marie-France Garcia-Parpet

Objet : Livre « Le marché de l’excellence » sous-titre : « les grands crus à l’épreuve de la mondialisation », éditions du Seuil.

Madame,  

C’est un forum de passionnés de vin qui m’a appris l’existence de votre livre. Celui qui l’a signalé a indiqué que je suis cité plusieurs fois, ce qui m’a poussé à rechercher votre livre. Me rendant chez mon libraire, je l’ai demandé et consultant la table des matières je n’ai vu mon nom ni dans les noms cités ni dans les ouvrages cités. Curieux du sujet, j’ai acheté le livre. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai remarqué que votre liste des auteurs est en deux parties. Je suis cité dans la deuxième.

Tout d’abord, je suis extrêmement honoré de figurer dans votre livre, cité plusieurs fois, avec des extraits de mes écrits ou déclarations à divers médias. Je suis en bonne compagnie puisque vous citez aussi très souvent Aimé Guibert, dont je m’honore d’être l’ami, personnage haut en verbe, aux idées percutantes, qui a fait énormément pour le monde du vin et avec lequel je converse avec un infini plaisir.

Mon nom et mon expérience sont cités dans la première partie où vous décrivez la spécificité du produit, avec la distinction sociale et le rapport au temps (c’est le titre de votre premier chapitre). Vous avez choisi un biais ethnographique et le jeu subtil des rapports sociaux que vous suggérez comme obéissant au principe suivant : quand on est d’une certaine caste, on cherche à en prolonger le plus longtemps possible les privilèges ou la rareté. Il apparaît assez clairement que vous êtes sensible à l’origine sociale des acteurs, avec l’idée qu’ils font tout pour protéger leur rang.

Vous utilisez mon exemple pour corroborer cette vision. Je n’ai aucune intention d’argumenter sur votre sujet de thèse, car il vous appartient. Mais comme votre vision de l’évolution de ma famille me semble être à l’opposé de ce que j’ai vécu, il m’est apparu intéressant d’écrire ce que je ressens, plus pour moi que pour vous, car votre livre, riche d’informations, ne sera en rien modifié par la correction que je ferai de ce qui est écrit.

J’aurais préféré que nous nous voyions avant la parution de votre livre, d’autant que je suis très accessible, mais si vous aviez connu l’histoire de ma famille, mon exemple aurait perdu de son poids dans votre argumentation et je n’aurais pas été cité. Tout est donc bien ainsi. Je vais juste me permettre de retracer mon évolution, en espérant que vous puissiez y trouver l’intérêt du chercheur que vous êtes, puisque mon expérience vous est apparue intéressante à mentionner.

Vous dites : « petit-fils d’un grand industriel de l’acier, il a dès son enfance, eu l’occasion d’être initié à la dégustation des plus grands vins »…

Puis : « prolongement naturel de cette enfance privilégiée, François Audouze, en tant qu’héritier d’une grande famille, a eu la possibilité de devenir polytechnicien »…

Puis : « ayant des dispositions pour la dégustation – résultant d’expériences accumulées sur au moins trois générations étant donné les connaissances acquises par son père et son grand-père -, François Audouze a bénéficié aussi du temps libre et d’un revenu suffisamment élevé pour s’adonner à ses passions »…

Puis : « Lassé de l’industrie »…

Puis : « Si les vins dégustés au cours de ces dîners sont « inaccessibles au commun des mortels », étant donné leur prix et le filtrage délicatement opéré lors du coup de fil précédant les dîners »…

Puis : « propriétés sociales d’autant plus rares qu’elles allient une grande aisance économique et une connaissance des vins dont l’appropriation s’est élaborée sur plusieurs générations, témoignant ainsi de la qualité sociale de la lignée »…

Enfin : « il se pose en spécialiste de vins plus anciens que les vins de garde les plus prisés »…

Le tableau est brossé. Il est tellement contraire à la réalité que rétablir celle-ci me semble une nécessité, du moins pour moi (je le répète).

Mon grand-père paternel, Jean Germain Audouze (1874-1966) a commencé par être garde républicain à pied. Il assurait le rôle de planton dans les théâtres parisiens. Il revint ensuite dans sa région natale pour devenir gendarme à Eymoutiers, petite commune non loin de Limoges. Un gendarme ne me paraît pas être d’une grande lignée sociale. Quand mon père Lucien Audouze (1909-1983) fit ses études de médecine à Bordeaux puis à Lyon pour devenir médecin militaire, ma grand-mère vivait l’ascension sociale de son fils comme un cadeau du ciel.

Mon grand-père maternel, Marcel Hardy (1886-1977) ardennais de famille était le fils d’un artisan tonnelier. Mais son père qui travaillait le bois et le fer n’a sans doute jamais vu une vigne. Doté du certificat d’études primaires, son seul diplôme dont il était fier, il était employé dans une quincaillerie. Il avait trois frères dont il était l’aîné. Son frère René Hardy a épousé une demoiselle Tortuaux dont le père était propriétaire d’une quincaillerie où travaillaient les deux frères. Après la guerre pendant laquelle mon grand-père fut gravement blessé à Verdun et hospitalisé pendant plus de deux ans, René, qui avait entretemps ajouté à son nom celui de son épouse, eut l’idée de créer une société de vente d’aciers car la reconstruction d’après-guerre semblait prometteuse. Trois frères entrèrent dans le capital et c’est René qui fut gérant. La société Hardy-Tortuaux ainsi créée en 1919 non pas par l’association de deux familles mais du nom de mon grand-oncle venait de se constituer. René demanda à mon grand-père d’être responsable de l’exploitation. Logé dans une petite maison qui surplombait le chantier où se stockait l’acier à Nouzonville, mon grand-père dirigeait les ouvriers et les chauffeurs, et le soir à la veillée, il passait les écritures de stock.

La société s’est développée, grâce à l’ingéniosité de René, et quand la famille a acquis un entrepôt à La Courneuve, René a demandé à mon grand-père d’en devenir directeur de dépôt. Il a logé avec ma grand-mère pendant plus de trente ans dans une petite maison au centre du dépôt. Ma grand-mère avait pour seul horizon de vue le carrousel des camions et des wagons qui circulaient dans le dépôt ainsi que les énormes stocks d’aciers. On est loin de l’image des grandes familles qui se montrent dans les salons parisiens, car cet environnement, je ne connais personne qui pourrait le subir comme l’a subi ma grand-mère, 24 heures sur 24.

Lorsque mon grand-père Jean Audouze a grandi en âge, mon père a voulu le rapprocher de lui et ses enfants et il l’a logé avec ma grand-mère dans un petit pavillon à Champigny-sur-Marne, s’occupant du potager que mes parents avaient à Champigny.

De même, lorsque mon grand-père Marcel Hardy a atteint l’âge de la retraite, il a acheté un pavillon à Champigny-sur-Marne, proche du pavillon de mes parents. Ce qui fait que j’ai eu la chance de voir autant qu’il était possible mes grands parents qui vivaient à courte distance de chez mes parents. Champigny-sur-Marne peut-il être considéré comme le havre désiré d’une grande famille ? 

Il est certain que la société Hardy-Tortuaux a connu de beaux moments, qui ont permis de distribuer de rares dividendes, car l’esprit de la société était à conserver tous les profits dans l’entreprise, ce qui a d’ailleurs conduit, au moment de la troisième génération, à la vente de la société, qui n’assurait aucun revenu à ses actionnaires.

Au lieu de la perpétuation d’une lignée familiale, j’ai vécu l’histoire de ma famille comme une quête permanente d’ascension sociale. Ma grand-mère paternelle, femme de gendarme, voyant son fils devenir médecin militaire, était émue. Mon grand-père paternel, doté du certificat d’études, voyant ses deux petits-fils devenir l’un polytechnicien, l’autre normalien, et sa petite-fille professeur de lettres assouvissait un secret désir.

Quand ma mère est devenue amoureuse d’un beau militaire, mon grand-père vivait cela un peu comme une semi-mésalliance, car la famille Audouze n’avait aucun avoir. Il y avait déjà la répulsion des mariages inter-régions, l’Auvergne étant ressentie comme une région sous-développée par rapport à l’Ardenne industrieuse. Il y avait donc une tension entre les deux belles-familles du fait d’un écart social qui était entre deux barreaux bas de l’échelle sociale. Aussi mon père a-t-il voulu montrer qu’il était d’un autre bois. Médecin militaire, il a été handicapé par une tuberculose qui l’a cloué deux ans en sanatorium. Là, il a peint, dessiné, et a développé par la suite son talent artistique. Démobilisé, il s’est installé comme oto-rhino à Champigny-sur-Marne, ce qui explique le regroupement familial. Ma mère, vexée sans doute des remarques acerbes de ses parents sur l’origine sociale de son mari, a été d’une ambition démesurée pour ses enfants.

Si je suis entré à l’école Polytechnique, ce n’est pas porté dans le couffin du confort d’une élite comme cela ressort de votre phrase, mais parce que ma mère m’a fait apprendre à lire à trois ans par une institutrice en retraite et m’a fait sauter deux classes dans les trois premières années d’école. Mon diplôme n’est pas venu de ma cuiller d’argent mais de l’opiniâtreté d’une mère. Mon père, charmeur et prévenant a été le président fondateur du Lions Club de Nogent-sur-Marne, ce qui a entraîné une vie sociale active. J’ai d’ailleurs été influencé par son exemple puisque je suis devenu président de ce même club à l’âge de 29 ans, ce qui, dans le fonctionnement de ces clubs dont les membres sont habituellement dans la cinquantaine active et attendent longtemps avant d’obtenir ce poste, est assez inhabituel.

Mais c’est un de mes traits de caractère que d’aimer la compétition, puisque ma mère m’avait formé à gagner tous les concours. La phrase : « prolongement naturel de cette enfance privilégiée, François Audouze, en tant qu’héritier d’une grande famille, a eu la possibilité de devenir polytechnicien »… me parait complètement contraire au contexte familial tel que je l’ai vécu.

Mon grand-père paternel ne buvait pas. Mon grand-père maternel recevait relativement peu. Presque seulement la famille et ces fameux moines qui m’ont tant fasciné quand je servais la messe chaque dimanche. Enfant, je vivais mal le péché de gourmandise, et de voir des moines plus gourmands que Gargantua ou Grandgousier, commettant donc péché sur péché, cela me troublait. Marcel Hardy, contrairement à ce qui est suggéré, n’avait quasiment aucune connaissance du vin. Sa connaissance n’était pas nulle. Il disait souvent : « quand je veux acheter du vin, je vais à la Foire de Paris. Et si le vigneron me plait, j’achète ses vins ». Et Marcel nous a souvent traînés à la Foire de Paris, spectacle impressionnant pour des enfants qui voient des kilomètres de saucisses, des mottes de beurre comme des montagnes. Cette vision, j’ai du mal à la convertir en privilège d’une grande famille.

Mon père recevait aussi beaucoup d’amis, et au travers des barreaux de l’escalier montant à nos chambres, nous nous faisions petites souris pour écouter les rires. Il y avait bien sûr des vins, dont certains n’étaient pas mauvais (je l’imagine), mais la culture œnologique de mon père était inexistante. Si un ami du Lions Club lui indiquait un propriétaire, il achetait. Mais la recherche de connaissance était au niveau zéro. Jamais dans ma famille je n’ai entendu parler de Pétrus, Cheval Blanc ou Haut-Brion. Et si ces noms avaient été évoqués, on aurait immédiatement dit : « ça, c’est pour des gens de la Haute ».

Dans ce même esprit, la phrase : « propriétés sociales d’autant plus rares qu’elles allient une grande aisance économique et une connaissance des vins dont l’appropriation s’est élaborée sur plusieurs générations, témoignant ainsi de la qualité sociale de la lignée »… est donc totalement fausse.

Mes deux grands-mères cuisinaient bien. Mais c’est plus l’apanage des familles modestes que des familles de la « Haute ». Mes parents et grands-parents avaient une connaissance du vin proche de zéro et la mienne était tout simplement égale à zéro. A 27 ans, quand j’ai acheté un pavillon au Plessis-Trévise (spot qui n’est normalement pas prisé par les grandes familles), et lorsque la cave me tendait les bras pour que je la remplisse, ma connaissance des vins était égale à zéro. Et elle est restée longtemps embryonnaire, forgée par le caviste Nicolas local où j’allais acheter des vins que mon pouvoir d’achat me permettait d’acquérir. Je n’avais aucunement le temps, car contrairement à ce qu’on voudrait suggérer, je travaillais comme un fou, n’ayant aucun temps à consacrer à l’apprentissage du vin et encore moins aux visites de vignobles.

La phrase : « petit-fils d’un grand industriel de l’acier, il a dès son enfance, eu l’occasion d’être initié à la dégustation des plus grands vins » est doublement fausse puisque mon grand-père n’était que le directeur d’exploitation d’une affaire familiale qui ne distribuait pas beaucoup, vivait dans un pavillon de banlieue, sans aucun comportement de bourgeois (à part ses œuvres charitables), et je n’ai jamais été initié dès mon jeune âge à la dégustation. Je voyais seulement que l’on recevait et qu’il y avait du vin.

Tout est faux dans la phrase suivante : « ayant des dispositions pour la dégustation – résultant d’expériences accumulées sur au moins trois générations étant donné les connaissances acquises par son père et son grand-père -, François Audouze a bénéficié aussi du temps libre et d’un revenu suffisamment élevé pour s’adonner à ses passions ». Car je n’avais aucune disposition pour la dégustation, aucune lignée dans ce sens puisque personne ne connaissait réellement le vin, même si l’aptitude à goûter devait exister, et l’idée de temps libre est absolument fausse. Seul est vrai le fait que mon revenu élevé me permettait de boire de grands vins. Et ayant hérité de ma famille l’envie de bien recevoir et d’être généreux avec mes invités, j’ai bien traité tous les amis et parents qui dînaient chez moi.

La phrase : « Si les vins dégustés au cours de ces dîners sont « inaccessibles au commun des mortels », étant donné leur prix et le filtrage délicatement opéré lors du coup de fil précédant les dîners »… me choque, parce que l’on suggère que je choisirais les convives alors que je me suis fait un point d’honneur de ne jamais mettre aucune condition à la participation à mes dîners, allant même jusqu’à l’offrir à certains jeunes motivés qui me paraissaient ne pas avoir les moyens de participer financièrement au coût élevé de mes dîners, élevé car je vise l’excellence ultime.

La phrase : « Lassé de l’industrie » est elle-même aussi fausse, car je n’ai jamais marqué le moindre désintérêt pour mon rôle d’industriel. Ayant dirigé un groupe dont le point d’origine est l’entreprise familiale, et l’ayant fortement développé, j’ai été débarqué de mon poste de président à la suite d’une OPA réalisée par un groupe allemand. Immédiatement après, j’ai acheté une entreprise spécialiste dans les produits d’isolation pour le bâtiment et l’industrie. Je l’ai fortement développée, et quand j’ai senti que ma société courait un risque financier qui la mettait en péril, je l’ai immédiatement vendue. Ayant atteint l’âge de la retraite et échaudé par cette expérience, j’ai jugé qu’il était temps de ne me consacrer qu’à ma passion du vin, avec le goût de la compétition me poussant à faire de cette expérience une expérience unique.

Mon activité de dîners a démarré avant ma mise à la retraite parce que ma nouvelle société représentant de l’ordre de cent personnes alors que j’en dirigeais quatre mille, il me semblait possible de mener les deux de front, ce qui n’était en aucun cas un signe de lassitude.

Enfin, ce qui m’a choqué, c’est cette phrase : « il se pose en spécialiste de vins plus anciens que les vins de garde les plus prisés »… Ma formation scientifique m’a donné l’humilité du scientifique qui ne prétend jamais être celui qui sait. Chaque fois que je communique sur les vins, je m’empresse de faire comprendre que : « je ne suis pas celui qui sait, je suis celui qui a de l’expérience », ce qui pour moi est une différence majeure. Jamais je ne prétends détenir la vérité, je prétends avoir de l’expérience. Entre expertise et expérience il y a une différence majeure. Je sais rester à ma place, même si j’aime parler du vin.

L’analyse que je pourrais faire du parcours de ma famille est qu’il est strictement le même que celui de toutes les familles françaises, à savoir l’envie que la génération suivante soit d’un statut social supérieur. Dans ma famille on voulait se pousser du col, et le but ultime a été atteint par mon frère, hélas sans que beaucoup de mes aïeux ne puissent en être témoins, lorsqu’il a été nommé conseiller scientifique à l’Elysée du Président Mitterand, astrophysicien reconnu, récipiendaire de la Légion d’Honneur. Le petit gendarme et l’employé de quincaillerie ont eu un petit-fils grand scientifique. C’est un aboutissement.

J’ai eu mon ambition, beaucoup d’ambition, et un goût très prononcé de la compétition. Concours de maths de l’enseignement catholique, concours général de physique, entrée à Polytechnique à 18 ans, cela montre une envie de gagner. Démarrant dans la vie active alors que mes amis universitaires avaient encore au moins quatre ans d’études, j’ai joui d’un pouvoir d’achat plus rapidement que d’autres. J’ai fondé ma société de conseil d’entreprises à 25 ans, et mon client principal a été Hardy-Tortuaux, société de famille où je n’étais pas du tout destiné à entrer puisque c’est la branche de René Hardy et non de Marcel qui dirigeait. Lorsque mes cousins, mes clients, m’ont proposé d’entrer comme directeur technique dans l’entreprise familiale, culotté comme on l’est à 27 ans, j’ai dit que je n’y entrerais que comme directeur général. Ce fut fait, mais je n’étais pas naïf, car je savais qu’en dépendant de mes cousins, je paralysais le droit de vote de ma branche familiale, ce qui s’est produit, car il m’a été difficile de m’opposer à la vente de la société familiale en 1978. Heureusement, mon grand-père mort en 1977 n’a pas vu sa société vendue. Mon grand-oncle René, homme de prestiges et d’honneurs, contrairement à mon grand-père au parcours modeste, était devenu président de la fédération internationale du négoce des aciers tubes et métaux. Goût du challenge et point d’honneur pour ma branche familiale, j’en suis devenu président aussi, offrant ce cadeau posthume à mon grand-père qui avait vécu dans l’ombre de son frère.

Je n’ai pas hérité d’une cave. Père et grand-père réunis, je n’ai pas eu plus de vingt à trente bouteilles, dont l’essentiel était constitué de Chateauneuf-du-Pape d’un producteur dont je n’ai jamais croisé le nom depuis. On connaît la théorie des compensations : si j’avais hérité d’une cave, je n’aurais jamais eu la même frénésie à constituer une cave qui compte. De même, si j’avais eu un palais formé de longue date au lieu d’être totalement ignare à trente ans, je n’aurais jamais eu la même envie de communiquer sur mon expérience.

Pourquoi cette longue lettre pour corriger l’image que vous avez forgée ? C’est parce que, qu’on le veuille ou non, on est influencé par des phrases ou des mots. La devise de Polytechnique : « pour la Patrie, les sciences et la Gloire » est certainement une phrase qui compte énormément dans ma vie. Une autre m’a beaucoup troublé, c’est l’expression : « je me suis fait moi-même ». Tous les gens non diplômés qui réussissent disent : « je me suis fait moi-même ». Fallait-il en conclure qu’avec mon cursus je ne m’étais pas fait moi-même ? Aurais-je été fait sans en être responsable ? Cela m’a toujours choqué. Aussi, s’agissant de mon expérience du vin, où, à l’évidence, on peut dire que vraiment, « je me suis fait moi-même », je suis chatouilleux sur le fait qu’on puisse dire que le mérite en reviendrait à une lignée, à une facilité familiale ou à une cuiller en argent.

C’est cette réaction épidermique qui justifie que je sois si long dans cette lettre, évoquant des sujets dont la portée n’a rien de planétaire.

Si mon parcours professionnel a été réussi, c’est parce que ma mère, sans doute vexée qu’on lui fasse sentir une alliance avec une famille d’un milieu social plus faible, m’a inculqué l’envie de gagner tous les challenges possibles. Et si je suis actif dans cette expérience dans le domaine du vin, c’est à cause d’une phrase de ma femme, au moment où j’étais au faîte de ma carrière : « tu travailles tellement que lorsque tu seras à la retraite, tu n’auras aucune passion, aucun hobby. Tu ne sauras rien faire ». Mon goût du challenge avait un aiguillon et matière à s’exprimer.

Voilà l’image que je voudrais vous donner et que je serai heureux de transmettre verbalement si vous me faites l’honneur de vouloir faire ma connaissance. Et je pousserai même ce mouvement jusqu’à vous inviter à l’un de mes dîners, sans redouter le moins du monde que votre présence puisse représenter, dans un sens ou dans l’autre, une dissonance sociale.

Je vous prie d’agréer, Madame, l’expression de mes remerciements pour avoir été aussi abondamment cité dans votre excellent ouvrage et celle de mes sentiments respectueux et distingués.

François Audouze