245ème dîner au restaurant Pagesdimanche, 1 novembre 2020

Le 245ème dîner est aujourd’hui. C’est un rescapé des couvre-feux et des confinements. Tout s’opposait à sa tenue et il a lieu. Lorsqu’on a appris que le couvre-feu est à 21 heures, comment tenir un de mes dîners qui durent au moins quatre heures ? La complicité amicale que j’ai avec l’équipe du restaurant Pages a permis de trouver la solution.

Les lois étant changeantes dans notre beau pays, je ne livrerai les vins que le jour du dîner. Pour respecter le couvre-feu, il fallait un dîner qui se tienne de 16 heures à 19h30. Pour que je puisse ouvrir mes vins quatre heures à l’avance, il me fallait venir chez Pages vers midi. J’ai donc retenu une table à déjeuner au restaurant Pages, afin d’ouvrir discrètement mes vins pendant que le service du déjeuner est assuré.

La fixation de l’horaire à 16 heures a fait se désister deux convives qui ne pouvaient pas se libérer si tôt. J’ai pu de ce fait inviter mes deux filles, pour avoir le plaisir de partager ce dîner avec elles mais aussi pour ne pas changer le programme des vins. Je suis même allé plus loin. Ayant constaté que le Château Margaux 1952 avait un niveau bas, j’ai décidé d’ajouter un Château Ausone 1959 lui-même assez bas. Et ayant remarqué que le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1962 avait un niveau bas, j’ai appliqué le même traitement en ajoutant un Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1953 lui-même au niveau bas. J’ai pris en cave deux autres bouteilles pour le cas où il y aurait des problèmes et j’ai ajouté un cadeau surprise final qui sera bu sans que l’on sache ce qu’il est.

Il est évident que l’annonce du confinement, qui serait faite pendant notre dîner a joué pour que je propose un large programme. Nous boirons douze bouteilles et un magnum à neuf. Mes convives le méritent. J’ai disposé les treize flacons plus les deux réserves dans trois sacs souples où les bouteilles sont verticales. De ce fait les sacs seront posés au sol près de ma place au restaurant et je pourrai ouvrir les bouteilles une par une discrètement pendant le service du déjeuner.

Ce qui est amusant c’est qu’à côté de moi un couple déjeune et n’a jamais regardé un seul instant ce que je faisais, ce qui normalement ne devait pas passer inaperçu puisqu’à d’autres tables plus lointaines on jetait de temps à autre un regard sur mes agissements.

Par un hasard qui n’arrive que dans les romans, tous les bouchons sont sortis entiers lors de leurs ouvertures. Je n’ai eu besoin d’aucun curetage. Certains bouchons se sont brisés en deux ou trois morceaux mais aucun bouchon n’est venu en miettes. Y avait-il des conditions atmosphériques propices à la conservation de l’intégrité des bouchons, je ne saurais le dire.

Plus étrange encore, tous les parfums de tous les vins ont été de belles promesses. Aucun parfum ne trahissait les niveaux bas de quatre des bouteilles. Le ciel était-il de mon côté, je ne sais. Le parfum le plus envoûtant et sublime est celui du Château Chalon 1908, explosif de noix et de grandeur. Celui qui le suit dans l’échelle des parfums est le Chablis Fourchaume 1959 d’une pétulance joyeuse. Le plus racé dans la distinction est le parfum du Pétrus 1971. Je peux donc déjeuner tranquille et sobrement, car le dîner est à 16 heures !!! Les amuse-bouches sont légers et délicieux et le plat qui m’est servi est de la lotte avec quelques coques et une sauce divinement légère. C’est si léger que je demanderai une assiette de fromages pour tenir les quelques heures qui restent. Matthieu, le très compétent sommelier m’apporte un verre de Chambolle Musigny Les Cabottes domaine Cécile Tremblay 2017 offert par une table assez lointaine de la mienne. Le vin est d’une grande fraîcheur, délicieux. Ma réciprocité à cette générosité sera un petit verre de Château Chalon 1908 que je déposerai à la table d’un jeune couple sympathique. Toutes les bouteilles sont ouvertes, j’ai le temps de décompresser. Je vais bavarder avec quelques personnes qui sont intriguées par mes vins. La capacité d’isolement de la table voisine de la mienne me fascine. Ils ont été les derniers à quitter le restaurant. Ils avaient sans doute beaucoup de choses à se dire.

Une heure avant l’arrivée des convives j’ouvre les deux champagnes et les deux bouchons se cisaillent, le bas du bouchon étant extirpé au tirebouchon.

Nous sommes neuf dont deux nouveaux, un fils qui veut offrir à son père un de mes dîners, pour son anniversaire, mais aussi pour le sien. Les autres convives sont des habitués, à majorité avocats. J’ai invité mes deux filles. Nous sommes répartis en deux tables puisque nous sommes plus de six. Le Pavillon de Breteuil, recueil des étalons des poids et mesures ne reconnaîtrait pas forcément la valeur du mètre qui doit séparer les deux tables voisines. Disons que le mètre avait un peu rétréci. Nous prenons l’apéritif assis, Covid oblige.

Le menu créé par le chef Teshi et son adjoint Ken est : tartelette crème de céleri rave et parmesan / Aburi de wagyu de Kagoshima / sashimi de daurade royale de Vendée / carpaccio de Saint-Jacques, radis Bue Meat et caviar Daurenki / rouget de Saint-Jean de Luz, sauce au vin rouge / ris de veau et jus de veau / pigeon sauce salmis et topinambour / giroles poêlées et comté râpé / cake aux agrumes / mignardises, financiers, ganache et pâte de fruits.

Le Champagne Mumm Cordon Rouge magnum 1952 a une bulle quasi inexistante, mais le pétillant est sensible. La couleur est assez sombre. Ce qui rebute quelques convives au début, c’est l’acidité prononcée du champagne, qui disparaît dès que l’on mange l’un des amuse-bouches, surtout la daurade royale, mais aussi le carpaccio de wagyu. Etant plus habitué que d’autres aux champagnes anciens je profite de cet excellent champagne au goût qui évoque un vieux parchemin. Il est raffiné, courtois, iodlant bien en bouche.

Le Champagne Dom Pérignon 1964 est aussi prévu pour l’apéritif. C’est avec le wagyu qu’il s’exprime merveilleusement. Sa bulle est réelle, son pétillant est joyeux et ce champagne est glorieux, large, chargé d’un fruit délicat. Il est racé et d’une grande complexité. On comprend avec lui ce que veut dire « un grand champagne ».

Sur les coquilles Saint-Jacques merveilleusement mises en valeur par le croquant des radis, deux blancs sont associés, l’un de Bordeaux, l’autre de Bourgogne. Le Château Haut Brion blanc 1967 est un grand Haut Brion blanc, vif, noble et typé, qui serait magnifique si on le buvait seul, mais le Chablis Premier Cru Fourchaume A. Regnard & Fils 1959 va lui faire de l’ombre car il n’y a rien de plus joyeux, plein, souriant et fruité que ce grand chablis, très largement au-dessus de ce que l’on pourrait attendre. Pour les nouveaux participants, les idées reçues vacillent. Comment des blancs de 53 ans et 61 ans peuvent-ils être aussi fringants ? Les deux nous font une belle démonstration de la longévité des vins blancs.

Arrive le moment de ce que j’appelle « une de mes coquetteries ». Chaque fois que je mets Pétrus dans un de mes dîners, je l’associe avec du rouget. Le chef Ken a déniché de gros rougets qu’il traite fort intelligemment pour qu’il n’y ait aucune sensation de lourdeur, et la sauce a été préparée avec un Château Haut-Bailly 1982 ce qui lui donne une belle élégance. L’accord du rouget avec le Pétrus Pomerol 1971 est sublime et tous les amis en conviennent. Le Pétrus 1971 fait partie des plus grands Pétrus qui soient. Celui-ci est magistral, un seigneur. Il a des notes de truffes, de charbon, et sa richesse le dispute à sa noblesse. Quel grand vin ! Il aura des votes qui confirmeront son incroyable perfection.

Pour le ris de veau sont associés deux bordeaux dont les niveaux étaient bas. Aucun n’en a la trace. Le Château Margaux 1952 est tout en charme et en douceur. Extrêmement féminin, il est subtil. A côté de lui le Château Ausone 1959 est tout le contraire. De couleur noire, alors que le margaux est d’un rouge pâle, il a des accents de pomerol, plus que de saint-émilion, d’une force qui pourrait faire jeu égal avec le Pétrus. Mais le Pétrus a atteint un niveau de perfection que ce très grand Ausone n’a pas. Les deux vins si dissemblables se boivent bien ensemble avec le délicieux ris de veau.

Pour le pigeon nous allons avoir trois vins puisque j’ai rajouté un Richebourg. Le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1962 qui était prévu au programme est d’une année d’immense réussite au domaine de la Romanée Conti. Et je retrouve en ce vin tout ce que j’aime de la Romanée Conti, le sel et la rose, magnifiquement suggérés. Le Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1953 est très différent. Plus dense et plus riche, c’est un combattant. Il est le Richebourg conquérant.

Alors que ce qui sépare les deux tables ne dépasse pas la largeur d’un ru, une table va plébisciter le 1953, alors que la table où je suis va couronner le 1962. Et les deux tables campent sur leurs positions, ne comprenant pas le choix de l’autre table, en toute tolérance bien sûr. Ces deux Richebourg sont particulièrement brillants, chacun dans son style et n’ont pas souffert des niveaux bas. Quelle étoile veillait sur notre dîner ?

Le troisième vin est un Chambertin G. Roumier 1961, vin que le domaine ne fait plus aujourd’hui. Ce qui me frappe instantanément, c’est que ce vin est de la plus belle cohérence de construction des six rouges que nous avons bus. Il est rond et parfait. Il n’a peut-être pas le charme de tel ou tel autre vin, mais c’est une leçon de choses en matière d’équilibre. C’est un très beau chambertin, mais notre attention est plus vive pour les vins de la Romanée Conti.

Apparaît maintenant une curiosité absolue, un Château-Chalon 1908. Il est dans une bouteille bourguignonne extrêmement ancienne, soufflée, ce qui donne une contenance que l’on ne trouve jamais pour les Château-Chalon. Aucun nom de domaine n’est mentionné. C’est donc un inconnu. C’était le plus vif des parfums des vins que j’ai ouverts et ça l’est encore. D’une puissance incroyable ce vin est éternel. On peut penser que s’il était ouvert dans deux cents ans, il serait strictement le même. Sa vigueur, son charme, sa typicité de noix en font un vin extraordinaire. Devant ce vin extrêmement rare, j’ai voulu sortir des accords habituels avec le comté et j’ai demandé des giroles poêlées, avec toutefois des soupçons de comté râpé. Et j’ai fait alléger la sauce initialement prévue. L’accord est superbe et le vin est royal.

Yuki, la talentueuse pâtissière du restaurant a composé un cake au citron qui est le compagnon idéal pour un Château d’Yquem 1933 qui a « mangé son sucre ». Il est résolument sec, ce qui s’explique parce que la décennie des années trente a été d’un climat très froid, et par ailleurs, dans cette décennie on a cueilli les grains avec un botrytis qui n’était pas arrivé à un stade très avancé. Cet Yquem assez clair n’est pas très flamboyant et j’ai connu des 1933 meilleurs que celui-ci.

Le temps passant il fallait en venir aux votes, ce qui fait que mon cadeau final ne fait pas partie des votes. C’est un Sherry du Cap 1862 qui a tout d’un xérès, avec ce côté sec, combiné à un délicat doucereux, vin de fin de repas suffisamment léger pour ne pas alourdir le palais, vin de grâce nous préparant en douceur au futur confinement.

C’est le moment des votes. Sur les douze vins notés onze figurent dans au moins un vote, ce qui est magnifique. Le seul sans vote est un grand vin mais dans l’ombre du Chablis, c’est le Haut-Brion blanc. Quatre vins ont été nommés premiers, le Pétrus 1971 quatre fois, les deux Richebourg, 1953 et 1962 chacun deux fois et le Château Chalon 1908 une fois premier.

Je m’en veux tellement de ne pas avoir fait figurer ce 1908 dans mon vote car il aurait dû y être inclus.

Le vote du consensus serait : 1 – Pétrus Pomerol 1971, 2 – Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1953, 3 – Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1962, 4 – Château Ausone 1959, 5 – Chambertin G. Roumier 1961, 6 – Champagne Dom Pérignon 1964.

Mon vote est : 1 – Richebourg Domaine de la Romanée Conti 1962, 2 – Pétrus Pomerol 1971, 3 – Chambertin G. Roumier 1961, 4 – Champagne Dom Pérignon 1964, 5 – Château Ausone 1959.

L’ambiance du dîner a été magique, souriante, taquine. Nous avions le restaurant pour nous seuls et l’équipe de Pages a pu goûter plusieurs de vins du dîner. Cette ambiance était magnifique. Les deux accords les plus originaux sont le rouget avec le Pétrus et les giroles avec le Château Chalon. L’accord le plus confortable était celui du pigeon avec les trois bourgognes rouges et le plus féminin celui du cake avec l’Yquem.

Il est très rare que nous ayons connu un dîner aussi chaleureux et émouvant. Le contexte de stress lié aux décisions gouvernementales a certainement joué un rôle, car on a envie de profiter de la vie quand on risque d’en être empêché. Je considère ce dîner comme un des plus grands. Sans l’implication de l’équipe du restaurant Pages, nous n’aurions jamais atteint une telle qualité. A quand le prochain ?

Sur cette photo il n’y a pas les vins ajoutés, Ausone 1959, Richebourg 1953 et Sherry du Cap 1862

on voit le muselet à l’ancienne

déjeuner pour l’ouverture des vins au restaurant Pages, quatre heures avant le dîner

résultats des ouvertures :

le repas du 245ème dîner

les votes

En fin de repas, photos avec l’équipe de Pages, masquée !!!