217ème dîner au restaurant Michel Rostangjeudi, 19 octobre 2017

Le 217ème dîner se tient au restaurant Michel Rostang. La mise au point du menu s’est faite avec le chef Nicolas Beaumann dans une ambiance très agréable de compréhension mutuelle. Nous avons recherché la cohérence des plats, à ne pas troubler par des ajoutes qui contrediraient le message principal et nous avons décidé que les sauces, chaque fois qu’on le pourrait, seraient servies à part, dans un petit récipient pour chaque convive, à côté de l’assiette du plat.

Les vins ont été livrés il y a une semaine, remontés à 17 heures pour l’ouverture des vins. Baptiste, l’intelligent et compétent sommelier m’a accompagné tout au long de cette opération cruciale. Un phénomène s’est produit qui m’a étonné : presque tous les bouchons ont été extrêmement difficiles à retirer, comme s’ils étaient boursoufflés par un événement climatique tel que, probablement, une variation de pression atmosphérique. Un nombre anormalement élevé de bouchons se sont déchirés ou émiettés à la remontée. J’ai mis beaucoup plus de temps que d’habitude pour retirer les bouchons. Les odeurs des vins sont encourageantes, la plus belle étant celle de l’Yquem 1961, parfum d’une sensualité rare, suivie de celle d’une bouteille émouvante à ouvrir car elle a 121 ans, un Sigalas-Rabaud 1896. Le seul vin qui me préoccupe est le Musigny de Vogüé 1978. A l’ouverture le nez est délicieusement bourguignon, avec un caractère rêche et terrien. Mais en sentant de nouveau le goulot, je me demande s’il n’y a pas un risque de bouchon. Je verse un peu de vin dans un verre et il n’y a pas de nez de bouchon mais un nez imprécis. Le vin que je goûte est fade et plat. Il faudra que je surveille son évolution. Tous les autres vins ne me soucient pas.

Nous sommes dix dont deux femmes, et il existe un lien professionnel entre tous, la table ayant été constituée à l’initiative d’un ami habitué de mes dîners. Michel Rostang et son épouse que mon ami Stéphane connaît bien nous accueillent avec de larges sourires.

Nous prenons l’apéritif debout avec un Champagne Mumm Cuvée René Lalou magnum 1973. La bouteille est d’une grande beauté et marquée sur une petite étiquette dorée de la mention « Hommage à Madame Point » l’épouse du célèbre chef de Vienne en Isère. L’ouverture faite par Baptiste en cave il y a plus d’une heure n’avait délivré aucun pschitt. Le champagne n’a pas de bulle mais le pétillant est bien là. Le champagne est très rond, accueillant, ouvert et doux. C’est un champagne de plaisir, confortable. Des petits canapés à la sardine lui donnent une longueur spectaculaire.

Je donne les consignes habituelles pour bien profiter du dîner et nous passons à table. Le Mumm continue d’être bu sur d’autres petites préparations qui n’ont pas autant d’effet que la sardine. Celle qui représente une soupe à l’oignon en un cromesquis au contraire raccourcit le champagne qui est malgré tout très plaisant. Il ouvre une porte agréable sur le monde des vins anciens en étant rassurant et cohérent.

Le menu réalisé par Nicolas Beaumann avec son équipe que nous voyons à travers la vitre qui sépare notre salle de la cuisine est : Soupe d’artichaut parfum truffe blanche / Emincé de cèpes et langoustines à cru, caviar Daurenki et consommé de crustacés / Selle d’agneau « allaiton », trompettes de la mort et artichauts rôtis / Lièvre à la royale / Fromage stilton / Mangue marinée « vanille citron vert », sablé aux amandes et opaline mousse légère.

Alors que dans le programme il y a deux champagnes, le premier sera suivi du vin blanc pour assurer la cohérence du menu, car inverser les plats n’aurait pas été possible. Le Bâtard-Montrachet Chanson Père & Fils 1959 se signale surtout par un parfum absolument exemplaire. On pourrait se contenter de sentir ce vin éternellement sans le boire. Ce qui commence à bousculer les certitudes de plusieurs des convives, c’est qu’un vin blanc de de 58 ans puisse paraître aussi jeune. Tempête sous les crânes ! Le vin est joyeux, d’un fruit calme et serein et d’une mâche gourmande. Il forme avec la truffe blanche un très bel accord. J’ai trouvé la truffe blanche un peu terrienne et relativement peu ensoleillée, mais l’accord est un accord de grand plaisir gastronomique avec ce vin de belle plénitude.

J’étais allé voir Baptiste vers 19h30 au moment où il allait ouvrir en cave le Champagne Dom Pérignon Vintage 1966 et j’avais nettement entendu la force de la bulle au moment où elle explose lorsque le bouchon la libère. C’était un beau signe. Quand on me sert, je suis hébété. Le 1966 que j’ai déjà bu vingt fois est pour mon goût l’un des plus grands Dom Pérignon et je suis en face du plus grand 1966 et probablement de l’un des plus grands Dom Pérignon qu’il m’ait été donné de boire. Il est tout simplement extraordinaire et porteur d’une émotion infinie. Tout en lui est parfait. Il est vibrant, sa bulle est conquérante, il est charmeur mais aussi guerrier, prenant possession du palais et le domptant. Je n’en reviens pas et je m’enferme dans ma bulle (si j’ose dire) pour en jouir. La conjugaison cèpes et caviar donne au champagne une gloire qui me ravit. Je viens de vivre un très grand moment avec un champagne vif, cinglant, de longueur infinie.

La selle d’agneau accompagne les deux bordeaux très dissemblables. Le Château Mouton Rothschild 1971 a une très jolie couleur rouge-sang claire. Tout en ce vin est gracieux. Son discours est un madrigal gourmand.

A côté, le Château Haut- Brion 1926 est d’une couleur presque noire. En bouche, ce vin conquérant est lourd de truffe et de charbon. Ce vin est une « gueule noire », l’ouvrier fier de travailler dans sa mine. Mais le vin est aussi noble et profond. Il est riche et plein et là aussi les certitudes tombent puisque ce vin de 91 ans a une vivacité extrême. J’ai depuis longtemps considéré 1926 comme le plus grand Haut-Brion. Celui-ci s’inscrit dans cette ligne d’excellence mais ce n’est pas le plus grand 1926 des sept que j’ai eu l’occasion de boire. Il tient son rang comme on le verra dans les votes.

Le lièvre à la royale de Michel Rostang est une institution. Il se mange à la cuiller et malgré sa force il paraît « léger ». Avant l’arrivée des convives, j’étais allé en cave avec un verre pour goûter une nouvelle fois le Musigny rouge Comte Georges de Vogüé 1978 et je l’avais trouvé plat, presque comme à l’ouverture. J’en avais prévenu les convives. Mais au moment de le servir, Baptiste me dit : « vous allez voir » et le miracle se produit, le Musigny a retrouvé sa grâce, son délicieux message bourguignon fait de subtilité. C’est un très beau Musigny élégant que nous buvons maintenant, sans l’ombre d’un défaut. Ce qui me trouble toujours c’est qu’en cas de retour à la vie, la résurrection est le plus souvent totale, c’est-à-dire que le docteur miracle qui est l’oxygénation lente, joue son rôle à 100%.

Le deuxième Musigny du dîner, le Musigny Duvergey-Taboureau 1949 est très différent du Vogüé. Il est riche, rond et gourmand. On pourrait dire qu’il est un peu moins noble que le 1978, mais l’année 1949 est tellement généreuse qu’elle donne une gourmandise à ce vin de négoce et une générosité qui me ravissent. On est avec un vin rond et joyeux, heureux de vivre.

J’avais déjà fait l’expérience de mettre un vin du domaine de la Romanée Conti en fin de repas et de l’associer à un foie gras poché à une place dans le menu du repas qu’il avait au 19ème siècle. L’accord entre le foie gras poché et la Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1983 est tout simplement magistral. L’accord se trouve avec le foie seul mais aussi avec le foie agrémenté de son bouillon. Et j’aime bien que l’on ait la possibilité de goûter les deux versions. Le vin de la Romanée Conti a une distinction, un charme et une complexité qui le rendent élégant et subtil. Il est d’une grâce pure, comme une ballerine qui marche sur la scène de l’Opéra Garnier. Le vin est long, bourguignon. Sa couleur est joliment claire. Les marqueurs du domaine, la rose et le sel, sont là mais plutôt discrets. On est en présence d’un vin de grâce.

Le stilton est parfait, légèrement salé, légèrement onctueux. Il est exactement ce qu’il faut pour le Château d’Yquem  1961. Ce vin, c’est Fred Astaire, c’est Gene Kelly dans « Chantons sous la Pluie », c’est la facilité du talent ultime. C’est l’Yquem absolu, sans trop de force ni trop de douceur. C’est celui qu’on inviterait à chaque dîner si on en avait le loisir. Il est tellement confortable et tellement au-dessus de tout ce qui se fait de liquoreux. Il y a des Yquem plus typés, plus lourds, plus percutants, mais celui-ci, c’est un Yquem de bonheur.

Mais mon cœur va pencher vers un vin exceptionnel. Le Château Sigalas Rabaud 1896 avait son bouchon d’origine sur lequel on lisait distinctement l’année, comme sur l’étiquette très fatiguée et attaquée par le temps. Le nez de ce vin est profond et subtil. C’est un sauternes riche mais contenu. En bouche il est noble. C’est Sissi Impératrice se présentant au bal avec une robe aux crinolines infinies. La longueur en bouche est extrême, avec du gras et du soyeux. Il y a une affirmation, tout de suite suivie par de la grâce et du charme. Le vin est très foncé, acajou brun, mais il n’a pas le moindre signe de fatigue ou d’âge. Il est grand et le dessert à la mangue lui convient à merveille mettant en valeur sa belle acidité. Je me  recueille pour boire ce vin comme je l’ai fait pour le Dom Pérignon et encore plus le jour où l’on vient d’apprendre le décès à cent ans de Danielle Darrieux. Avoir en main un vin de 121 ans qui n’a pas d’âge mais au contraire a tout d’un jeune premier, cela m’émeut.

Nous allons maintenant voter pour quatre vins sur les dix du repas. Nous sommes dix à voter. Ce qui est pour moi toujours une récompense, c’est que les dix vins ont eu au moins un vote. Aucun n’a été écarté des votes. Plus fort encore, six des dix vins ont été nommés premier. Le Haut-Brion 1926 a été nommé trois fois premier, la Romanée Saint-Vivant 1983 et l’Yquem 1961 ont été nommés deux fois premier et le Dom Pérignon 1966, le Musigny 1949 et le Sigalas Rabaud 1896 ont été nommés une fois premier.

Le vote du consensus serait : 1 – Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1983, 2 – Château Haut- Brion 1926, 3 – Château d’Yquem  1961, 4 – Musigny Duvergey-Taboureau 1949, 5 – Château Mouton Rothschild 1971, 6 – Champagne Dom Pérignon Vintage 1966.

Mon vote, très différent de celui qui compile les votes de tous, est : 1 – Château Sigalas Rabaud 1896, 2 – Champagne Dom Pérignon Vintage 1966, 3 – Château Haut- Brion 1926, 4 – Musigny Duvergey-Taboureau 1949.

La cuisine a été remarquable, très lisible, très adaptée aux vins. Le service des vins par Baptiste a été parfait. Le service des plats a été discret et aérien. Nous avons même eu la chance de goûter, offerte par le restaurant, une Chartreuse Verte du début des années 40, magistrale et très forte, d’un degré d’alcool imposant au sucré diabolique.

Dans une ambiance joyeuse et riante, nous avons vécu un dîner remarquable en tous points.

Champagne Mumm Cuvée René Lalou magnum 1973 (avec une intéressante étiquette « Hommage à Madame Point »)

Champagne Dom Pérignon Vintage 1966

Bâtard-Montrachet Chanson Père & Fils 1959

Château Mouton Rothschild 1971

Château Haut- Brion 1926

Musigny rouge Comte Georges de Vogüé 1978

Musigny Duvergey-Taboureau 1949

Romanée Saint-Vivant Domaine de la Romanée Conti 1983

Château d’Yquem 1961

Château Sigalas Rabaud 1896

lorsque j’ai ouvert les trois premiers vins, je me suis demandé pourquoi tant de bouchons brisés ?

il y a beaucoup de bouchons cassés ou brisés qui m’ont résisté

Les bouteilles alignées en cave et alignées au restaurant :

cadeau du restaurant :

les verres en fin de repas