143ème dîner de wine-dinners au restaurant Les Ambassadeurs du Crillonmardi, 14 décembre 2010

Lorsque Jésus-Christ a ressuscité Lazare, on peut imaginer assez volontiers qu’il ait éprouvé une certaine fierté en pensant : "ce pouvoir, c’est moi qui l’ai". Toutes proportions gardées j’ai ressenti une immense fierté lorsque des vins que tout le monde eût rejetés, écartés, vidés à l’évier ont non seulement vécu mais brillé au firmament. Les vignerons ont fait des vins. Leur mort était annoncée au moment de l’ouverture. Et par le miracle de l’oxygénation lente, ils ont ressuscité. Ce sera le signe majeur du 143ème dîner de wine-dinners qui se tient au restaurant Les Ambassadeurs de l’hôtel de Crillon.

L’ouverture des vins commence à 17 heures. Les odeurs du Mouton 1944 et de l’Ausone 1959 sont rassurantes et subtiles. Celle du vin d’Henri Jayer est prometteuse, et je jubile en sentant la Romanée Conti 1981, car elle sera brillante ce soir. Les fragrances du Montrachet 1939 sont encore incertaines. Lorsque je coupe le haut de la capsule du Richebourg 1923, le bouchon est recouvert de poussière noire, et la bouteille exhale une odeur de terre, de la terre riche et lourde. J’enlève le bouchon et l’examen olfactif dans la bouteille est faussé, car le col est encore imprégné de cette forte odeur de terre, qui pourrait avoir marqué le vin.

Lorsque j’avais fait les photos des bouteilles en cave il y a une semaine, j’avais remarqué une goutte perlant sur la capsule de l’Yquem 1874. Je l’avais portée à mes lèvres, et ce n’était pas franchement engageant. De peur d’une contreperformance de ce vin qui m’avait intéressé puisqu’il a encore son bouchon d’origine, ce qui promet généralement des goûts plus purs, j’avais ajouté dans ma livraison pour ce dîner un Yquem 1967 et un vin de Chypre 1845. Ouvrant le 1874, j’ai hélas la confirmation que mes craintes étaient fondées, car la puanteur qui se dégage n’a aucune chance de se résorber. Un nouveau participant de mes dîners, venu assister à l’ouverture des vins, constate l’ampleur des dégâts olfactifs. C’est le seul vin pour lequel je verse un peu dans un verre. Le nez est détestable, l’attaque en bouche est assez agréable, mais le final est affreux, laissant une trace en bouche très désagréable. Pour moi, la cause est entendue. L’Yquem 1967 est glorieux, le vin de Chypre 1845 est un péché mignon. Je replie mes outils en pensant à l’incertitude du Montrachet 1939, à la trace de terre du Richebourg 1923 et à la déroute annoncée de l’Yquem 1874.

Mes amis japonais arrivent en avance, habillés tous les deux en kimonos. Celui d’Akiko est d’une rare beauté. Je fais goûter à Tomo l’Yquem 1874 et il est quasi certain que le final du vin ne se reconstituera pas.

Les convives se regroupent dans la magnifique salle presque aussi haute que large, aux stucs et marbres caramel. Nous sommes dix dont deux seulement sont des nouveaux.

Le menu composé par Christopher Hache est ainsi énoncé : Amuse bouche: Le suprême de caille au foie gras / Le saumon bio cuit à l’étouffée, chips de salsifis et sabayon aux épices / Le Saint-Pierre doré, carottes grenailles étuvées au gingembre / Le Ris de veau, poêlée de champignon de saison / La Tourte de Gibier, accompagnée de coulis de truffe noire / Plateau de vieux fromages affinés / Ile flottante gaspacho de mangue, passion et pamplemousse rose / Financiers parfumés à la réglisse.

Le Champagne Laurent Perrier 1973 a une couleur d’un ambre légèrement grisé, la bulle est peu active, le nez délicat et le vin a le charme de l’âge, belle démonstration de la richesse évocatrice des champagnes anciens. Je ne le trouve pas tout à fait parfait, car il a un léger manque d’équilibre, mais cela ne semble gêner personne. L’amuse-bouche lui donne une ampleur certaine et finalement ce champagne est porteur de plaisir.

Quand arrive le Champagne Krug Clos du Mesnil 1988 on ne peut que faire "wow", car c’est une explosion de jeunesse. Ce champagne est à l’apogée de ce que peut être un champagne encore jeune, ou plutôt toujours jeune. Son acidité est exceptionnelle. Le saumon bio a été cuit à basse température. Christopher nous dira plus tard : "à température du corps". Il est moelleux et fondant mais c’est avec le sabayon discrètement acidulé que nos goûterons l’un des accords les plus réussis de ce dîner. Le Krug est immense, puissant, fruité, joyeux et à l’acidité bien trempée. Le repas démarre bien.

Je suis servi des premières gouttes du Montrachet Bouchard Père & Fils 1939 et instantanément je sais que ce sera le plus grand des 1939 que j’ai bus de ce vin. Le nez est plein de charme et en bouche, c’est la sérénité qui en impose. Il est fruité, bien construit, et comme il est d’une année froide, c’est par sa précision qu’il emporte notre adhésion. L’accord avec le saint-pierre divinement cuit fait partie, avec le précédent, des deux plus beaux.

Jamais je n’aurais imaginé qu’un Château Mouton-Rothschild 1944 puisse être aussi brillant. Sa couleur est d’un rouge rubis intense, sans trace de vieillissement. Qui dirait qu’un 1944 puisse avoir cette puissance, cette charpente solide ? C’est un beau Mouton très Pauillac, à un niveau que nous n’attendions pas. A côté de lui, le Château Ausone 1959 a une couleur noire, un parfum impératif et révèle un goût proche de la perfection absolue. C’est un très grand vin riche, très rive droite, qui ne fait pas d’ombre au Mouton, les deux reprenant les caractéristiques archétypales de leurs terroirs. La texture du ris de veau, un peu molle, n’a pas permis un accord enrichissant les vins.

Comme chaque fois lorsque les bordeaux sont parfaits, on se demande si les bourgognes vont supporter le choc. Nous allons en aligner trois sur une tourte magnifiquement exécutée, mais dont la sauce lourde serait plus adaptée à des vins du Rhône qu’a des bourgognes délicats. L’Echézeaux Henri Jayer 1984 a une robe d’un joli rose pâle. Le nez est distingué et tout en ce vin révèle le talent de celui qui l’a fait. C’est le pinot noir dans sa gloire. Il est fluide, distingué, strict et élégant.

Le premier contact avec la Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1981 m’a donné, j’ose le dire, des frissons. Le plaisir de rencontrer une Romanée Conti parfaite devient physique. Le nez est noble et les roses sont d’une évidence criante. En bouche, les roses et le sel sont le socle du discours courtois et élégant. Tout en ce vin est d’une exquise séduction.

Les évocations de terre ont complètement disparu lorsque l’on sent le Richebourg Morin Père & Fils 1923. Le temps d’oxygénation a fait son œuvre. Les nouveaux sont consternés et se demandent comment il est possible qu’un vin de 87 ans puisse avoir une telle jeunesse. Ce 1923 est le plus puissant et le plus fruité des trois vins, avec une mâche gourmande de jeune vin. Il est brillant et me rappelle les joies que j’ai eues avec les Nuits Cailles du même Morin de 1915. La tourte serait nettement appréciée si elle avait été seule sans sauce. Elle aura voyagé seule sans entraîner les trois vins splendides. Un des piliers de mes dîners, volontiers taquin, plus porté vers l’humour qui chambre que sur le compliment a salué la série des huit vins bus jusqu’alors en signalant leur niveau extrême. Un sans faute.

J’ai ajouté dans le programme un Hermitage La Sizeranne Grande Cuvée sans année que je subodore être des années 70. Facile à lire, serein, sans la moindre complication, il est extrêmement plaisant. Il accompagne les fromages, pour moi un saint-nectaire.

Mes avertissements de début de repas sur la mort certaine de l’Yquem 1874 sont renouvelés, aussi, quand on me sert le Château d’Yquem 1874, chacun attend le verdict. Je n’en crois ni mon nez ni mon palais, car le vin n’a plus le moindre défaut dans son final. C’est à peine croyable. Un des convives qui en est à son deuxième dîner me soupçonne de cultiver un effet de style, car chez Patrick Pignol, La Tâche 1982 avait été annoncée morte et avait aussi montré un spectaculaire retour à la vie. Heureusement, le nouvel ami qui avait assisté à l’ouverture a confirmé que l’Yquem tout à l’heure était vraiment mort. Le vin que nous buvons a un vrai nez d’Yquem. Il n’est pas flamboyant, mais il est précis. Et en bouche, c’est un bel Yquem, onctueux, dont le fruit est en partie masqué par des traces de caramel. Le dessert est très adapté à ce vin.

Le Château d’Yquem 1967 est d’une insolente jeunesse et d’une perfection qui nous nargue. Il n’y a pas une fausse note et c’est "le" bel Yquem dont on rêve, à la longueur infinie. Mais ce jeunot ne fait pas ombrage au 1874 qui continue de briller et de s’assembler encore. La succession des sans faute est saisissante.

Ne me demandez pas d’être objectif envers le Vin de Chypre 1845, je ne peux pas. Rien dans mon firmament ne brille autant. Ce vin lourd comme un parfum, capiteux comme aucun autre est en fait un vin sec. Il a une fraîcheur désarmante, un poivre raffiné, et cette petite touche de réglisse qui ajoute à son élégance. A ce stade, nous sommes tous impressionnés de constater que tout a fonctionné sans faute.

Les votes ne sont pas faciles. Ils sont extrêmement variés, ce qui me plait. Sur douze vins dix ont eu des votes sur les bulletins comprenant cinq vins. Je jubile de constater que six vins ont eu au moins un vote de premier pour neuf votants. L’Yquem 1874 a eu quatre votes de premier, ce qui est renversant lorsqu’on songe à son ouverture. Cinq autres vins ont été couronnés d’un vote de premier : Ausone 1959, Romanée Conti 1981, Richebourg 1923, Yquem 1967 et Chypre 1845.

Alors que je m’attendais à ce que tout le monde me suive pour couvrir le vin de Chypre de lauriers dorés, il fut très peu choyé dans les votes, ce qui montre bien que mon enthousiasme n’influence pas les votes des convives aux préférences variées et différentes.

Le vote du consensus est : 1 – Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1981, 2 – Château d’Yquem 1874, 3 – Château d’Yquem 1967, 4 – Château Ausone 1959, 5 – Vin de Chypre 1845.

Mon vote est : 1 – Vin de Chypre 1845, 2 – Romanée Conti Domaine de la Romanée Conti 1981, 3 – Montrachet Bouchard Père & Fils 1939, 4 – Château Ausone 1959, 5 – Château d’Yquem 1874.

Les vins de ce soir ont été très brillants, avec de divines résurrections. La cuisine de Christopher Hache est très assurée et agréable, car elle est naturellement compréhensible. Il y a encore des accords à améliorer mais deux ou trois furent de belles réussites. Le service est toujours aussi attentionné, celui du vin étant exemplaire. En nous quittant, nous savions que nous avions vécu un moment unique avec des saveurs inoubliables.