129ème dîner de wine-dinners au restaurant Tailleventjeudi, 18 février 2010

Le 129ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Taillevent. Quand j’arrive à 17 heures, le lieu fourmille de gens qui nettoient, astiquent et ordonnancent. Un restaurant est comme un théâtre, dont le décor doit être fin prêt au lever du rideau. Nous serons dans la magnifique salle lambrissée du premier étage. Les vins sont déjà en position pour que je les ouvre. Je fais la photo de groupe des bouteilles, photo que je ne pourrais pas faire dans ma cave, et j’officie. Le bouchon du Mouton 1962 est d’un liège absolument parfait. Si le bouchon est déterminant, il est une condition nécessaire mais pas suffisante. Car l’odeur me fait peur. Je redoute que ce vin ne soit pas présent au rendez-vous qui lui est donné. L’Yquem 1928 au bouchon d’origine, est d’une couleur d’une rare beauté, de cuivre et de mangue. Je le fais sentir au chef pâtissier pour que nous recomposions ensemble ce qui devra être le dessert. Nous changeons tout : le bavarois aux poires caramélisées devient pomme caramélisée à la noisette. L’odeur de l’Yquem à ce stade est un miracle. Le Petit Village 1950 m’étonne, car les pomerols de 1950 sont d’une solidité absolue. Je le trouve torréfié et son bouchon m’indique qu’il a certainement subi un coup de chaud. Les autres vins n’appellent pas de remarque particulière, mais le doute sur le Mouton me pousse à ouvrir le vin de réserve, un Beaune de 1969, même si le besoin n’existe pas, car nous aurons treize vins pour onze personnes. Il est des dîners où ma confiance dans les vins ouverts est totale. L’incertitude du Mouton et peut-être aussi celle du bourgogne de 1943 me déplaisent, car j’aime bien les repas « sans faute ». Nous verrons.

Les arrivées s’étalent dans le temps selon un travers « à la française » (en anglais dans le texte). Notre assemblée comporte une majorité de nouveaux. Un fidèle de la première heure a invité des relations d’affaires, trois journalistes dont une japonaise apportent l’élégance féminine à notre table et trois jeunes donnent au dîner la fraîcheur et la gaîté, le fils et le gendre d’un ami assidu de mes dîners ainsi qu’une jeune vigneronne enthousiaste pour son métier.

Nous prenons le premier champagne debout ce qui me permet de donner les explications d’usage. Le Champagne Pol Roger 1993 a dix-sept ans, ce qui ne se remarque pas, tant il est d’une belle jeunesse. Il est élégant, très champagne, et manque peut-être d’un peu de folie.

Nous passons à table. Le menu créé par Alain Solivérès est ainsi rédigé : Œufs brouillés à la truffe / Coquilles Saint-Jacques marinées à la truffe noire / Foie gras de canard et légumes d’hiver en pot-au-feu / Epeautre du pays de Sault en risotto à la truffe noire / Pigeon façon Bécasse / Stilton, marmelade d’oranges / Pomme caramélisée à la noisette / Palet au chocolat parfumé au Rooibos.

Le Champagne Krug Vintage 1989 est un champagne d’une puissance de conviction impressionnante. Il représente un bon jalon de l’échelle des âges, car à seulement quatre ans de plus que le précédent, on sent qu’il a franchi un cap. Il a toujours une belle jeunesse, mais les premiers signes de maturité se font sentir. La jeunesse est florale et la maturité est fruits confits. L’accord avec les œufs brouillés est poli, mais le champagne n’est pas ce qui correspondrait le mieux à ce plat dont un détail me gêne : il ne faudrait pas donner des cuillers en métal argenté quand il y a de l’œuf.

Tous les plats qui vont suivre vont être associés à deux vins. Et j’ai eu l’envie de m’écarter pour une fois des codes habituels. J’ai senti que le Petit Village avait une similitude de parfum avec le vin espagnol aussi ai-je décidé de faire des couples de régions différentes. Trois fois nous réunirons un bordeaux et un bourgogne sur le même plat, puis un bordeaux et un espagnol. Que donnera l’expérience, je n’en ai aucune idée au moment où je la décide.

Le Château de Francs, bordeaux blanc 1980 fait partie de ces fantassins que j’aime inclure dans mes dîners. Il nous faut explorer les belles étiquettes, mais aussi laisser la place aux vins plus ordinaires qui font partie du voyage que nous voulons accomplir. Le vin est solide, charpenté, avec une jolie acidité. Il est un peu court, bien sûr, mais la coquille Saint-Jacques lui donne du coffre. A côté de lui, le Bâtard Montrachet 1993 domaine Pierre Morey est beaucoup plus accessible, car on est dans une gamme de goûts connue. Le vin est fruité, goûtu, et la truffe lui apporte de la fraîcheur. C’est un vin très agréable. Déterminer quel est le meilleur des deux est vraiment une question personnelle car chacun doit puiser dans sa mémoire ou ses références pour accrocher la médaille au cou du préféré. J’ai une petite tendance à considérer que la charpente du bordelais correspond mieux au désir de la coquille. L’expérience de faire cohabiter ces deux vins dissemblables est intéressante et enrichissante.

Le foie gras poché est une merveille. Le Château Tertre Daugay 1955 Saint-Émilion crée un accord que j’aime car la continuité gustative est saisissante. Le vin est riche, structuré, avec le charme solide d’un beau saint-émilion. Et l’année 1955 est en ce moment dans une phase de plénitude. Sa sérénité enlève toute ride à son beau visage. A côté de lui, puisque les régions s’entrecroisent, est servi le Clos Vougeot Drouhin-Laroze tasteviné 1943. La Bourgogne est belle à cet âge, avec ses trois quarts de siècle. Mais le message est un peu simple. Il est plaisant car il est bourguignon, mais le charme est du côté du solide bordeaux. L’accord des deux vins avec la chair du foie et même avec les petits légumes joliment traités est beau et entraînant.

Nos narines succombent lorsque l’assiette d’épeautre exhale le parfum de l’abondante truffe. On me sert en premier, pour goûter, le Château Mouton Rothschild 1962 Pauillac. J’avais tellement insisté sur la mort plus que probable de ce vin, qui m’avait poussé à ouvrir le Beaune associé sur ce plat au Pauillac que je ne peux contenir l’étonnement que je ressens. Car si le nez est plutôt peu expressif, la bouche est absolument parfaite. Le vin est riche, beau, chaleureux et chatoyant. Mon erreur de diagnostic est patente. A côté de ce vin, le Beaune Les Cent Vignes Caves Nicolas 1969 dont l’odeur initiale m’avait convaincu fait maintenant plus frêle. Il est, lui aussi, un bourguignon charmeur, mais la finesse de trame du Mouton emporte les suffrages. L’accord du Mouton avec l’épeautre est d’une émotion de même nature que celui du lobe de foie avec le Tertre Daugay. Je me sens un peu bête d’avoir diagnostiqué une mort quasi certaine d’un vin qui aura tenu son rang sans qu’on puisse le critiquer, seul son parfum étant un peu en dedans. Voici un vin que pratiquement tout le monde aurait jeté, tant l’odeur initiale était rebutante, et que le temps a sauvé, puisqu’il a été ouvert six heures avant son service.

Alain Solivérès, avec qui j’avais mis au point les derniers réglages avant le repas, m’avait annoncé un pigeon servi en force. Et c’est vrai qu’il est sacrément fort ce pigeon. J’avais suggéré une infime trace de café dans la sauce pour accompagner deux vins aux notes torréfiées. Lorsqu’on prend sur la pointe du couteau une goutte de sauce, la continuité avec les deux vins est parfaite. Le Château Petit Village 1950 Pomerol ne donne plus l’image classique du pomerol. Il a dû avoir un coup de chaleur, dont on lit la trace sur la tranche du bouchon, et son goût torréfié n’est pas déplaisant mais a perdu de son authenticité. A côté le Vega Sicilia Unico 1964 est d’une richesse conquérante. Ce vin puissant a la quarantaine rugissante. Il est dans l’explosion de sa virilité. La puissance du pigeon était faite pour lui, et l’accord sur des saveurs mouvantes et fortes se crée magiquement.

La plus jeune femme de la table étant vigneronne à Barsac, j’avais décidé d’ajouter un vin pour le plaisir de le boire à l’aveugle, afin de recueillir des commentaires. Et autour de la table, deux convives ont suggéré Yquem, ce qui est flatteur pour le vin, la jeune vigneronne suggérant une autre région, selon une hypothèse plausible. Il s’agit d’un Clos Champon-Ségur Loupiac 1961 qui démontre une fois encore que les liquoreux des « petites » régions bordelaises, dans l’ombre de Sauternes et Barsac, sont capables de créer de grands vins.

Quand apparaît Château d’Yquem 1928 Sauternes, le silence se fait car la couleur de ce vin est magistrale. Elle est cuivres, ors et mangues mêlés. Le vin au bouchon d’origine a un parfum d’une élégance absolue. C’est Loulou de la Falaise habillée par Yves Saint-Laurent. En bouche, c’est la race qui s’impose en dictatrice. Quel grand vin à la profondeur et à la complexité infinies ! Nous lisons une page de la perfection que peut représenter Yquem. Le dessert, joliment signé d’un caramel calligraphe, est élégant et approprié à l’Yquem auquel il ne fait pas la moindre ombre. Il est déjà bien tard, ce qui affadit nos aptitudes à l’extase, mais savons que nous tutoyons le divin.

Le Quinta do Noval Nacional 1964 Porto dont l’étiquette dit ‘from prephylloxeric grapes’ est un porto extrêmement élégant. Tout en lui est douceur. Le pruneau est noble. L’alcool est discret, la fraîcheur est belle. J’adore ce porto très élégant, profond, à la trace en bouche interminable sans pression exagérée.

Il est bien tard quand il nous faut voter. Sur treize vins, onze figurent dans les votes ce qui me fait plaisir. L’Yquem 1928 accapare beaucoup de places de premier : huit sur onze votants, les autres premiers étant Mouton 1962 (eh, oui !), Vega Sicilia Unico 1964 et le Quinta do Noval Nacional 1964.

Le vote du consensus donne des scores très proches pour les deuxième, troisième et quatrième, après l’écrasante suprématie du premier : 1 – Château d’Yquem 1928, 2 – Château Mouton Rothschild 1962, 3 – Vega Sicilia Unico 1964, 4 – Quinta do Noval Nacional 1964.

Mon vote est : 1 – Château d’Yquem 1928, 2 – Quinta do Noval Nacional 1964, 3 – Château Tertre Daugay 1955, 4 – Château Mouton Rothschild 1962.

Nous étions dans le plus beau salon de restaurant qui se puisse imaginer. L’art d’Alain Solivérès est d’une maturité qui s’affirme de plus en plus. Nous avons exploré des vins aux profils contrastés. Il est apparu qu’en comparaison, les bordeaux ont le plus souvent brillé. Il y a eu, comme cela arrive parfois, un vin « Lazare », qui ressuscite contre les prédictions du mage Audouze, peu voyant pour ce Mouton. Et il y a eu l’illumination d’un vin qui fait partie du Panthéon du goût du vin français, un Yquem 1928 au bouchon d’origine simplement magistral. Ce fut un grand repas.