119ème dîner de wine-dinners au restaurant Ledoyenjeudi, 28 mai 2009

Le 119ème dîner de wine-dinners se tient au restaurant Ledoyen. J’avais annoncé dans la liste des vins une bouteille de La Tâche 1969 basse. De ce fait j’avais ajouté un vin aux dix habituels prévus pour dix convives. En préparant les vins il y a une semaine pour les livrer au restaurant, la couleur du Bienvenue Bâtard Montrachet 1960 m’est apparue peu sympathique, aussi ai-je ajouté un Chablis. Au moment de l’ouverture, les bouchons brisés ou émiettés sont particulièrement nombreux. Une anecdote mérite d’être signalée. La seule bouteille qui a été reconditionnée est celle du Guiraud 1893, exactement comme celle du même vin ouvert à Pékin. Mais l’opération de toilettage pour le vin de ce soir a dû être faite plusieurs années auparavant, car il m’est impossible de lire le millésime du rebouchage, une légère pellicule collée au bouchon masquant le marquage. Le flacon est d’origine, et après avoir bataillé pour lever le bouchon, celui-ci se brise et je constate que la partie de bouchon sortie est boursouflée. Ceci est dû au fait que le verre a une surépaisseur en haut de la bouteille, mais au lieu qu’elle soit à l’extérieur, elle est à l’intérieur. Elle bloque donc la remontée de la partie restante du bouchon qui tombe dans le liquide. L’obstacle sera logiquement aussi insurmontable à la remontée des morceaux. J’appelle à l’aide les deux sommeliers mais ils sont occupés ailleurs. Je bataille et par un coup de curette ressemblant à une sortie de bunker par Tiger Woods, je réussis à extirper l’ensemble du bouchon de ce piège inattendu.

L’odeur du Bienvenue Bâtard Montrachet indique une mort quasi certaine et celle de La Tâche commence par être encourageante pour Frédéric et Vincent, les deux sympathiques sommeliers, et pour moi. Mais une demi-heure plus tard, le vin n’a pas pris la tendance attendue d’une guérison heureuse. Sentant l’ensemble des vins, j’estime prudent d’ouvrir un vin de plus et je prélève de la cave du restaurant un Corton rouge de Bonneau du Martray.

Les vins que je prévois pour les dîners de wine-dinners sont comme mes enfants. Même si je remplace ou complète pour tenir compte des faiblesses des vins, je suis triste quand un vin ne se présente pas au mieux. Pour La Tâche, je savais qu’un niveau bas est à risque, mais il y a eu tellement de belles surprises que j’ai un espoir. L’odeur la plus belle est celle du Château de Malle 1961, suivie par celle du Chablis Louis Latour 1979. Celle du Cheval Blanc 1962 me plait beaucoup.

Les convives arrivent ‘presque’ tous à l’heure. Il y a trois journalistes dont deux pionniers de grands magazines français, il y a trois chefs d’entreprises qui militent chacun à des degrés divers dans des organisations patronales, et au sein de notre groupe de dix, il y a trois des quatre plus fidèles de mes dîners, chacun ayant eu la palme de la fidélité à l’une ou l’autre période des neuf années de dîners. 

Le menu conçu par Christian Le Squer est ainsi présenté : Caviar de Sologne givré à l’eau de mer / Daurade Royale à cru, fine gelée de cotriade / Morilles en croûte de pain virtuelle / Rouget snacké aux mousserons / Pigeonneau: cru et cuit à la graine de sésame / Foie de veau en persillade et oignons frits / Stilton / Variation autour de la Mangue.

Les petits amuse-bouche sont une introduction au monde culinaire de Christian Le Squer. Sur une évocation d’anguille dans un macaron, le Champagne Dom Pérignon 1976 est très à l’aise. De couleur claire malgré ses 33 ans, ce champagne à la bulle très fine est d’un grand raffinement. Il est prévu sur la première entrée, et l’émulsion qui entoure le caviar est très originale. Mais c’est le caviar seul, très dense et profond, qui est destiné à mettre le Dom Pérignon en valeur, dans un accouplement qui ne souffre pas des tares de la consanguinité. Un ami présent dit : « si les choses commencent aussi fort, la suite du repas aura-t-elle la capacité de tenir ce niveau ? ».

Un démenti est immédiatement apporté à son interrogation par un accord qui représente pour moi un sommet absolu. La sensation est physique. C’est la même que celle d’être arrivé à gravir une montagne de plus de 8000 mètres : tout-à-coup, la fatigue n’existe plus. C’est celle d’avoir gagné la balle de match : on trottine en décontraction totale vers le filet pour serrer la main du vaincu. Il y a de cela entre le Champagne Krug 1982  et la daurade. Le champagne est d’une classe infinie. C’est un aboutissement de la complexité idéale du champagne. Et la daurade a un je ne sais quoi qui, comme Madame Arthur, fera parler d’elle longtemps. Elle sait capter le génie du vin. Sur ma chaise, j’ai les remuements et les signes que quelque chose de grand se passe. On touche quasiment au divin.

Les morilles sont merveilleusement délicieuses. Vont-elles ressusciter le Bienvenue Bâtard Montrachet Tasteviné Bouchard Père & Fils 1960 ? On pourrait le croire, car le vin donne le change pendant trois secondes en bouche. L’attaque ne révèle aucun vice. Mais c’est le final qui est mortel. Le vin est mort, définitivement mort, même s’il peut être bu sans aucune grimace. Il sert à mettre en valeur le Chablis Premier Cru Louis Latour 1979 qui est délicieux. Il est impossible de lui donner un âge et c’est presque incompréhensible qu’il puisse avoir trente ans, tant sa couleur est d’un jaune citronné et son goût d’une fraîcheur juvénile. L’accord entre la morille et le chablis est plus que pertinent.

J’ai un amour certain pour le Château Cheval Blanc 1962 que j’ai bu plusieurs fois. Celui-ci est bon, comme l’annonçait son parfum à l’ouverture, mais je le ressens sous un voile de poussière. Comme j’ai l’habitude de boire les dernières gouttes de la lie, la noblesse du vin m’est réapparue sur le concentré final d’un vin d’une grande finesse. Et c’est réellement réconfortant de savoir qu’il est au rendez-vous, même fugacement. En fait peu d’entre nous s’intéressent à ce vin, car la vedette dévorante, qui accapare tous les esprits, c’est le Château Haut-Brion 1923 que je n’aurais pas attendu à un niveau aussi exceptionnel. Je dis à un ami : « rien que ce vin justifie à lui tout seul le voyage que nous faisons dans le monde des vins anciens ». Car ce vin a tout pour lui. Il est généreux, velouté, chamarré des reps les plus lourds et décoré de cistes de Cybèle. C’est un plaisir rare que goûte particulièrement l’un des journalistes, membre du Club des Cents, et adorateur de ce Château. Le rouget présenté plus cuisiné que dans sa pureté réagit moins aux deux bordeaux, même si l’accord se trouve.

On me sert en premier La Tâche Domaine de la Romanée Conti 1969 et j’interromps les discussions animées pour déclarer que contrairement à mes avertissements, ce vin n’est pas malade. J’en profite quelques instants, mais je remarque que l’on gronde autour de moi au fur et à mesure que le vin est servi. Certains amis se plaignent de son odeur. Or dans mon verre servi des premières gouttes, je ne sens toujours rien. On me demande comment n’ai-je rien remarqué et par un phénomène étrange, ce vin qui n’avait aucun signe de bouchon et aucun goût de bouchon va développer tardivement dans mon verre une forte odeur de bouchon, non perceptible en bouche. Pourquoi l’apparition de cette odeur a-t-elle été cachée pendant plusieurs minutes, c’est une énigme pour moi. Le vin, même s’il suggère ce que pourrait être la signature du Domaine de la Romanée Conti ne présente aucun réel intérêt. Là aussi, par un effet de compensation, le Clos Vougeot Paul Dargent 1928  va n’en paraître que plus beau. On a en ce vin tout le charme et l’opulence de l’année 1928. Ce qui est appréciable, c’est la pureté du message. On ne se trouve pas en présence d’un bourgogne parmi les plus complexes. Mais il y a une générosité, une clarté de voix qui n’appartient qu’à des vins de race ou à des vins d’une immense année. La couleur encore sur le rubis, comme celle aussi jeune du Haut-Brion 1923, est un petit bonheur. Ce qui me frappe, c’est l’équilibre de ce beau vin, moins racé que le Haut-Brion mais très chaleureux. Le pigeon en trouble plus d’un, car il est assez peu fréquent qu’une des aiguillettes soit servie crue. Si l’on accepte le voyage en terre inconnue, c’est d’un beau dépaysement.

J’ai stoppé Vincent qui voulait servir en même temps le Corton Bonneau du Martray rouge 1999 et j’ai bien fait. Nous le buvons en ‘entre-deux’, comme un trou normand. Il nous fait prendre conscience de l’éloignement considérable des deux mondes, celui des vins anciens et celui des vins récents. Car cet excellent Corton dont on jouirait autrement avec bonheur fait ici simplifié, ébauche, silex non taillé. Il n’eût pas été nécessaire d’ouvrir un vin de plus. Mais j’avais été anxieux lorsque j’ai ouvert des vins incertains.

Le Fleurie Remoissenet Père & Fils 1967 est une belle curiosité. Son parfum d’ouverture était sympathique. Comme pour le Cheval Blanc 1962 je ressens un voile de poussière. Le vin n’est pas grandiose mais il méritait d’être essayé. On s’intéresse surtout au Chateauneuf-du-Pape Réserve des Chartres 1947 dont je tombe amoureux. Les vins du Rhône, quand ils atteignent ces âges, prennent une sérénité, une simplicité de ton qui m’évoque la calligraphie chinoise ou la justesse des traits des dessins de Picasso. On dirait que le Rhône joue à l’économie de moyens pour ne délivrer que l’essentiel, mais quel essentiel !

Sur un Stilton parfait, le Château de Malle Sauternes 1961 se montre éblouissant. Il joue, sur cette année, dans la cour des grands, embouchant une trompette alto en mi-bémol. Chaud, caressant, puissant, il n’a pas une extrême profondeur, mais il se rattrape par sa joie de vivre, que lui communique abondamment le fromage.

Le Château Guiraud Sauternes 1893 est un seigneur. Vivant, noble, serein, subtil, il est précieux et délicat. On ne peut que l’aimer, la mangue lui convenant parfaitement, sa couleur évoquant les mangues bien mures.

Il était déjà fort tard quand il a fallu cesser les échanges animés pour se concentrer sur les votes. L’un des journalistes ayant dû s’éclipser, c’est son voisin de table qui vota pour lui en se fiant aux commentaires qu’il lui avait faits en cours de repas. Quatre vins n’ont pas eu de vote, le Cheval Blanc, le Bienvenue Bâtard, La Tâche et le Fleurie. C’est très logique si l’on considère les performances qu’ils ont eues ce soir, mais cela veut dire aussi que neuf vins ont figuré dans les votes, ce qui me console. Cinq vins ont été nommés premiers, ce qui est bien quand on sait que le Haut-Brion 1923 est élu au premier tour, avec cinq votes de premier, remarquable performance. Le Guiraud obtient deux votes de premier et les trois autres vins qui ont eu un vote de premier sont le Krug, le Chateauneuf-du-Pape et le Malle.

Le vote du consensus serait : 1 – Château Haut-Brion 1923, 2 – Château Guiraud Sauternes 1893, 3 – Chateauneuf-du-Pape Réserve des Chartres 1947, 4 – Champagne Krug 1982.

Mon vote est : 1 – Champagne Krug 1982, 2 – Chateauneuf-du-Pape Réserve des Chartres 1947, 3 – Château Haut-Brion 1923, 4 – Clos Vougeot Paul Dargent 1928. La place de premier accordée par le consensus est plus logique que celle que j’ai donnée, mais c’est l’accord sublime qui a influencé mon choix.

La cuisine de Christian Le Squer a été particulièrement inspirée. Les accords se sont bien développés. Le service a été une nouvelle fois exemplaire. Personne ne voulait quitter la table, chacun prolongeant le confort moelleux d’avoir vécu une belle aventure. Les moments intenses furent nombreux au cours de ce grand dîner. Apparemment comme me l’a fait remarquer Patrick Simiand, je porte chance au restaurant puisque chaque fois que j’y fais un dîner, tous les salons sont occupés, la cuisine ayant servi ce soir plus de trois cents repas.

Alors, revenons vite …